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Forfait versus capitalisation / Constance versus linéarité

En matière d'évaluation du préjudice corporel, les notions de linéarité et de constance du préjudice ne doivent plus être vues comme des synonymes. L’opposition entre la capitalisation et le forfait semble donc devoir continuer à s’acclimater d’une opposition entre la linéarité et la constance.

À l’heure où les arrêts de la Cour de cassation se succèdent en matière d’évaluation du préjudice permanent futur, il nous paraît intéressant de commenter le dernier arrêt rendu le 13 janvier 2021. À cet égard, rappelons que trois méthodes se côtoient pour fixer le montant des dommages et intérêts à accorder à la victime d’un tel préjudice : la rente, la capitalisation et le forfait.

De longue date, la Cour de cassation n’autorise le juge à recourir à une évaluation ex aequo et bono qu’à la condition de motiver sa décision. Sa jurisprudence est ainsi fixée en ce sens que « Le juge peut recourir à une évaluation ex æquo et bono à la condition qu’il indique les motifs pour lesquels il ne peut admettre le mode de calcul proposé par la victime et constate en outre l’impossibilité de déterminer autrement le dommage »[1].

L’obligation de motivation imposée au juge inscrit l’évaluation ex aequo et bono en marge des autres modes d’évaluation. Le forfait doit donc être envisagé comme un mode d’évaluation subsidiaire.

Cela étant, il convient de ne pas perdre de vue le fait que la méthode de la capitalisation repose sur le principe d’une indemnité journalière, mensuelle ou annuelle soumise à un coefficient multiplicateur qui tient notamment compte de l’anticipation du paiement d’un dommage futur. Elle apparaît donc inutilisable si le dommage ne peut être évalué sur une base fixe. La version 2004 du tableau indicatif précisait ainsi que la capitalisation peut « être appliquée à des préjudices périodiques ou constants ».

Dans son arrêt du 27 mai 2016[2], la Cour de cassation a dès lors affirmé que « S’il incombe à la victime d’un fait illicite de démontrer son dommage, il ne lui appartient pas, lorsqu’elle propose de calculer l’indemnisation de son dommage moral permanent par la capitalisation d’une base journalière forfaitaire, d’établir que ce dommage restera constant dans le futur ». La charge de la preuve de cette absence de constance repose donc sur les épaules du responsable et/ou de son assureur.

Dans un arrêt du 16 février 2018[3], la haute juridiction a pu en outre considérer que ne justifie pas légalement sa décision d’indemniser le préjudice au moyen d’un forfait le jugement qui constate qu’il n’est pas établi que ce préjudice sera vécu de manière linéaire, constante et/ou récurrente.

 

À l’heure de commenter cet arrêt, d’aucuns ont présenté la capitalisation comme la règle absolue en matière d’évaluation du préjudice permanent[4]. Ils se sont interrogés en ces termes : « pourquoi, face à un dommage permanent, le juge pourrait-il refuser la méthode de la capitalisation alors que, dans l’absolu, il est toujours possible de l’utiliser ? ».

 

La Cour de cassation a pu sembler avaliser cette théorie par un arrêt du 25 avril 2019 qui a cassé une décision ayant retenu la méthode forfaitaire au motif que « le dommage moral du [demandeur], même s’il est permanent, ne présente ni la constance ni la périodicité qu’implique la capitalisation » et qu’« il apparaît dès lors impossible, compte tenu de ces caractéristiques propres au cas d’espèce, de déterminer le dommage autrement que par le recours à une méthode forfaitaire »[5].

 

Un arrêt ultérieur rendu par la Cour de cassation le 19 février 2020 a pourtant validé un jugement ayant octroyé, pour indemniser un deuil pathologique, un forfait en considération du fait que les  séquelles du drame ne présentent pas de caractère statique et qu’aucun élément du rapport médical ne permet d’accréditer l’existence d’une entrave, périodique ou quotidienne, à l’exercice des activités personnelles[6].

À peine quelques jours plus tard, la Cour de cassation a cependant, aux termes d’un arrêt rendu le 28 février 2020, cassé un jugement ayant octroyé un forfait au motif que le dommage risquait très probablement d’évoluer dans le futur, si bien que les séquelles ne présentaient pas un caractère constant ou statique.

Comme annoncé, le dernier arrêt de la Cour de cassation sur cette question retient plus particulièrement notre attention. Le litige concernait l’indemnisation d’une personne atteinte d’une incapacité personnelle permanente de 6% et d’incapacités économique et ménagère de 3%.

 

Par un jugement rendu le 7 septembre 2020, la chambre correctionnelle du Tribunal de première instance francophone de Bruxelles, statuant en degré d’appel, a eu recours à la méthode forfaitaire pour indemniser la victime pour ces différents postes.

 

La Cour de cassation a avalisé le jugement concerné. Eu égard aux précédents arrêts rendus par la Cour de cassation et aux positions antagonistes qu’ils consacrent, la motivation retenue dans l’arrêt du 13 janvier 2021 mérite d’être décortiquée.

 

La Cour de cassation rappelle l’importance de la motivation et le caractère subsidiaire de l’évaluation forfaitaire. Elle poursuit ensuite son analyse par des propos inédits consacrés au calcul de capitalisation. C’est ainsi qu’elle précise qu’« En tant que méthode d’indemnisation d’un préjudice futur, la capitalisation se définit comme un calcul actuariel consistant à convertir en une somme l’ensemble des indemnités à échoir »[7]. Elle en conclut que « Cette méthode suppose donc un minimum d’équivalence entre les échéances de la rente due et le préjudice annuel se manifestant jusqu’à la fin de la durée déterminée par le calcul ».

 

On serait tenté de déduire de ces attendus qu’il convient,  avant de retenir la capitalisation, de vérifier, au-delà de la permanence du dommage, sa constance, en contradiction avec la motivation retenue dans son arrêt du 16 février 2018.

 

Cependant, la Cour de cassation ajoute que « le juge ne peut pas refuser la capitalisation au motif que le préjudice ne se manifestera pas de manière linéaire » et qu’« Il ne peut pas la refuser au prix d’une contradiction qui consisterait à dire que l’incapacité permanente, en réalité, ne l’est pas ».

 

Conviendrait-il alors, pour maintenir la cohérence de la jurisprudence de la Cour de cassation, de distinguer linéarité et constance ? La linéarité pourrait alors être assimilée à la permanence, à l’image de la ligne de temps s’étendant jusqu’à la fin de la survie lucrative ou physiologique de la victime selon le type de dommage à indemniser. Selon Le Larousse, la linéarité se définit comme ce qui est linéaire ou, en d’autres termes, ce qui a l’aspect d’une ligne. Sur cette ligne du temps, le préjudice persiste dès lors qu’il a un caractère permanent. Cela ne veut pas pour autant dire que le préjudice est constant au sens où il est vécu chaque jour avec la même intensité.

 

Or, à partir du moment où la Cour de cassation rappelle la nécessité d’une équivalence entre les échéances de la rente et le préjudice, la vérification de la constance du préjudice demeure nécessaire.

 

La Cour de cassation poursuit en affirmant que le juge peut refuser la capitalisation « si, l’équivalence susdite étant impossible à établir, cette méthode conduirait à allouer à la victime une somme dépassant le préjudice à indemniser ».

 

Le raisonnement développé aux termes du jugement attaqué reproduit par la Cour de cassation était emprunt de cette distinction entre la permanence et la constance, mettant en évidence des éléments qui contestent la constance du préjudice sans pour autant en contredire le caractère permanent. Ces considérations développées par les juges d’appel rendent impossible l’affirmation selon laquelle la permanence équivaudrait à la constance.

En effet, au travers de la motivation concernant les trois incapacités, la chambre correctionnelle du Tribunal de première instance francophone de Bruxelles tend à démontrer qu’il lui est impossible de déterminer une base de calcul nécessaire à assurer l’équivalence prônée par la Cour de cassation.

La Cour en conclut d’ailleurs que les juges d’appel ont légalement justifié leur décision en indiquant ainsi « les circonstances, propres à la cause, qui justifient l’ampleur de la variation dans le temps de la base forfaitaire ».

La Cour de cassation ajoute encore que « les juges d’appel se sont bornés à expliquer pourquoi l’évaluation dudit dommage ne pouvait se faire qu’en équité, sans imposer au demandeur le fardeau d’une preuve qui ne lui incomberait pas », faisant ainsi écho à sa jurisprudence constante selon laquelle il appartient au responsable ou à sa compagnie d’assurance d’établir que ce dommage restera constant dans le futur.

Avant même l’arrêt de la Cour de cassation du 13 janvier 2021, M. MICHEL concluait pareillement que « la constance du dommage moral que requiert la logique de la capitalisation ne se confond pas avec sa permanence »[8].    

A noter que la lecture combinée des articles 5.183 et 5.185 de l’avant-projet de réforme du droit de la responsabilité civile révèle une hiérarchie des modes d’indemnisation en consacrant le caractère subsidiaire de l’indemnisation forfaitaire, sans toutefois l’exclure et sans malheureusement se prononcer sur les caractéristiques que doit revêtir le dommage pour justifier sa capitalisation. 

Le forfait semble donc garder voix au chapitre afin de maintenir l’équivalence pointée par la Cour de cassation, gage d’une juste et adéquate indemnisation.

 

Audrey Putz et Bérénice Fosseprez

 

[1] Cass., 11 septembre 2009, R.G. n° 08.0031.F. ; Cass., 15 septembre 2010, R.G. n° P.10.0476.F. ; Cass., 17 février 2012, R.G. n° C.11.0451.F. ; Cass., 13 mars 2012, R.G. n° P.11.1568.N., inédit.

[2] Cass., 27 mai 2016, R.G. n° C.15.0509.F.

[3] Cass. (1ère ch.), 16 février 2018, For. ass., 2018, liv. 187, p. 168, obs. C. MÉLOTTE. 

[4] Voy. notamment C. MÉLOTTE, « La capitalisation de l’incapacité personnelle permanente : le jugement dernier ? », obs. sous Cass., 16 février 2018, For. ass., 2018, n° 187, p. 170. 

[5] Cass., 25 avril 2019, R.G. n° C.18.0569.F.   

[6] Cass., 19 février 2020, R.G. n° P.19.1090.F.

[7] Cass., 13 janvier 2021, R.G. n° P.20.1094.F.

[8] M. MICHEL, « La constance dans le dommage moral permanent », R.G.A.R., 2020, n° 15697.

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